L’autre jour, je regardais le film “La gloire de mon père” avec ma fille, et j’ai eu l’idée et l’envie de me replonger dans la vie et l’oeuvre de Marcel Pagnol. J’ai grandi dans le sud de la France, alors Marcel Pagnol c’est un peu un auteur incontournable. Je me souviens qu’à l’âge de 10 ans, j’ai dévoré la trilogie “Marius”, “Fanny” et “César”. D’abord en audio, sur des vieux vinyles contés de mon papi, puis en livre. 

J’aime la prose de Marcel Pagnol, sa façon si particulière et intense de décrire les paysages de provence. Il suffit que je lise quelques lignes pour sentir les pins, les herbes, entendre les cigales. 

Mais alors, que vient faire la psychogénéalogie dans tout ça ? Et bien en me replongeant dans les écrits et la vie de Pagnol, j’ai remarqué qu’il y avait un thème récurrent : l’enfant naturel et la fille-mère. Après quelques heures de recherches, j’avais assez de matière pour vous écrire cet article. 

En tant que thérapeute en psychogénéalogie et analyse transgénérationnelle, je m’intéresse particulièrement aux schémas familiaux qui se répètent à travers les générations. Le cas de Marcel Pagnol est fascinant car il illustre parfaitement comment une thématique – celle de l’enfant naturel – peut traverser à la fois l’œuvre d’un artiste et sa propre vie, créant un écho entre création et réalité.

Les notions d’enfant naturel et de fille-mère en Psychogénéalogie

Avant d’analyser le cas de Marcel Pagnol, il est important de rappeler ce que recouvrent ces termes et leur importance dans l’analyse transgénérationnelle.

Définitions et contexte historique

L’expression « enfant naturel » désignait un enfant né de parents non mariés au moment de la conception. Jusqu’à récemment dans notre histoire, ces enfants subissaient une forte stigmatisation sociale et juridique. Quant au terme péjoratif de « fille-mère », il caractérisait une femme célibataire ayant mené une grossesse à terme hors mariage, souvent jeune et confrontée au rejet social.

Ces situations, fréquentes mais taboues jusqu’au milieu du XXe siècle, engendraient de véritables traumatismes familiaux dont les conséquences pouvaient se transmettre sur plusieurs générations.

Enjeux psychogénéalogiques

En psychogénéalogie, ces situations sont considérées comme particulièrement significatives pour plusieurs raisons :

  1. Le secret familial : Souvent, l’existence d’un enfant naturel était tue, créant ce que nous appelons un « crypte » dans l’inconscient familial – un secret qui, bien que non verbalisé, influence les dynamiques familiales.
  2. La transmission du traumatisme : La honte, la culpabilité et l’exclusion sociale vécues par la mère et l’enfant peuvent se transmettre aux générations suivantes sous forme de comportements, de blocages ou de répétitions inconscientes.
  3. La quête identitaire : L’enfant naturel, souvent privé d’une partie de son histoire, peut développer une problématique identitaire qui se répercute sur sa descendance.
  4. Le « syndrome du gisant«  : L’enfant naturel non reconnu ou rejeté peut devenir ce que nous appelons un « fantôme » dans la généalogie familiale, influençant inconsciemment les membres de la famille.

Ces dynamiques génèrent des loyautés invisibles et des répétitions transgénérationnelles que nous observons fréquemment en consultation.

La thématique de l’enfant naturel dans l’oeuvre de Marcel Pagnol

Marcel Pagnol a abordé cette thématique de manière récurrente dans son œuvre, ce qui, pour un psychogénéalogiste, est particulièrement révélateur.

« Jean de Florette » et « Manon des Sources » : la tragédie du secret de filiation

Dans ce diptyque puissant, Pagnol atteint le sommet de son exploration des conséquences tragiques liées aux secrets de filiation. L’histoire culmina avec une révélation dévastatrice : le Papet (César Soubeyran) apprend que Jean de Florette, l’homme qu’il a indirectement poussé à la mort en bouchant la source de son terrain, était en réalité son propre fils biologique, né de Florette après son départ pour l’Afrique.

Cette œuvre illustre avec une force extraordinaire plusieurs mécanismes psychogénéalogiques fondamentaux :

  1. Le meurtre symbolique du fils non-reconnu : Sans le savoir, le Papet cause la mort de son propre fils, incarnant le paroxysme du rejet inconscient de l’enfant naturel. En psychogénéalogie, nous reconnaissons là un schéma classique d’autodestruction familiale provoquée par un secret fondateur.
  2. La vengeance transgénérationnelle : Manon, petite-fille du Papet sans le savoir, reproduit exactement le geste de son grand-père en bouchant à son tour la source qui alimente le village. Cette répétition presque parfaite du geste traumatique illustre ce que nous appelons la « dette transgénérationnelle » – les descendants sont inconsciemment poussés à reproduire les actes non résolus des générations précédentes.
  3. L’ignorance fatale : Le fait que ni Jean, ni Manon, ni le Papet lui-même ne connaissent leur lien de parenté jusqu’à la révélation finale montre comment l’absence d’information sur nos origines peut conduire à des comportements autodestructeurs. Le Papet découvre trop tard qu’il a causé la mort de sa propre lignée.
  4. La malédiction généalogique : La mort d’Ugolin par pendaison et le désespoir final du Papet illustrent parfaitement ce que nous appelons « l’effet boomerang » du secret familial – la souffrance infligée revient, amplifiée, sur celui qui en est à l’origine.

D’un point de vue psychogénéalogique, cette œuvre démontre avec une précision clinique comment un secret de filiation peut détruire trois générations : celle du père qui ne reconnaît pas son fils, celle du fils non reconnu qui meurt sans connaître ses origines, et celle de la petite-fille qui, sans le savoir, perpétue la violence familiale.

« La Fille du Puisatier » : un modèle d’analyse transgénérationnelle

Dans « La Fille du Puisatier » (1940), Pagnol met en scène Patricia qui se retrouve enceinte d’un aviateur, Jacques Mazel, avant que celui-ci ne soit mobilisé et porté disparu. Les parents de Jacques refusent de reconnaître l’enfant, et le père de Patricia la chasse de la maison.

Ce récit illustre parfaitement les mécanismes psychosociaux à l’œuvre dans ces situations :

  • Le rejet familial double (par la famille d’origine et par la belle-famille)
  • La notion d’honneur familial « souillé »
  • La transmission du statut social compromis
  • La réconciliation tardive, motivée par le besoin des grands-parents de retrouver une trace de leur fils disparu

D’un point de vue transgénérationnel, Pagnol décrit ici ce que nous appelons un « renversement de dette » : l’enfant illégitime devient paradoxalement porteur d’une mission réparatrice pour la famille qui l’avait initialement rejeté.

« Angèle » : la rédemption par l’amour véritable

« Angèle » (1934) aborde encore plus frontalement la question de la fille-mère et de l’enfant naturel. Dans ce film, Angèle, jeune fille naïve séduite par un homme de la ville qui s’avère être un proxénète, revient à la ferme familiale avec un enfant né hors mariage. Son père, Clarius Barbaroux, furieux et honteux, l’enferme dans la cave avec son bébé, la cachant aux yeux du monde.

Cette œuvre est particulièrement significative d’un point de vue psychogénéalogique pour plusieurs raisons :

  1. L’enfermement symbolique : La cave où sont reclus Angèle et son enfant représente parfaitement la « mise au caveau » psychique des secrets de famille. Ce mécanisme de dissimulation est typique des situations d’enfants naturels dans les sociétés traditionnelles.
  2. La transformation du père : Le changement de caractère de Clarius, qui passe d’un homme « juste et bon » à un être « aigri et violent », illustre comment un événement traumatique non intégré peut transformer radicalement une personnalité. En psychogénéalogie, nous observons souvent ces ruptures identitaires suite à des secrets honteux.
  3. La rédemption par un tiers amoureux : C’est finalement Albin, amoureux sincère d’Angèle, qui permettra la réintégration de la mère et de l’enfant dans la communauté familiale. Cette figure du « sauveur » est fréquente dans les dynamiques transgénérationnelles, où un élément extérieur vient rompre le cycle de répétition.
  4. La réconciliation finale : Le parcours émotionnel de Clarius, qui finit par accepter sa fille et son petit-fils, représente le processus thérapeutique idéal en psychogénéalogie : la réintégration des membres exclus dans le système familial.

« Fanny » : modernité et complexité des liens paternels

Dans « Fanny », deuxième volet de la Trilogie marseillaise, Pagnol pousse plus loin la réflexion. Fanny, 18 ans, est enceinte de Marius qui est parti en mer. Elle épouse Panisse, un homme plus âgé qui accepte d’élever l’enfant comme le sien.

Ce récit est particulièrement riche pour notre analyse transgénérationnelle :

  1. La paternité dissociée : Pagnol distingue le père biologique du père social, posant la question fondamentale « Qu’est-ce qu’un père ? ». La réponse de César (« C’est celui qui aime ») est d’une modernité remarquable.
  2. La parentalité partagée : L’enfant bénéficiera de plusieurs figures paternelles (Marius biologiquement, Panisse socialement, César affectivement), ce qui transcende la conception traditionnelle de la filiation.
  3. Le statut de l’enfant réparé par un mariage de convenance : La solution trouvée (le mariage rapide et l’accouchement prétendument « prématuré ») illustre les stratégies familiales classiques pour éviter le stigmate social.

En tant que psychogénéalogiste, je note que Pagnol dépeint une résolution « idéale » d’une situation habituellement traumatique, comme s’il cherchait à réécrire symboliquement une histoire familiale douloureuse.

Les échos dans la vie personnelle de Marcel Pagnol

La récurrence de cette thématique prend tout son sens lorsqu’on examine la vie de Marcel Pagnol lui-même.

Un frère aîné effacé : le premier fantôme familial

Un élément crucial, souvent occulté dans les biographies officielles, est l’existence d’un frère aîné de Marcel, prénommé Maurice, né le 2 avril 1894 et décédé le 18 août de la même année. Ce frère était un enfant naturel conçu par Augustine et Joseph avant leur mariage.

En psychogénéalogie, nous accordons une importance capitale à ces enfants décédés dont on ne parle jamais. Ils constituent ce que nous appelons des « fantômes » qui hantent l’inconscient familial. Le fait que Paul, frère cadet de Marcel, ait reçu comme second prénom « Maurice » (devenant Paul-Maurice) illustre parfaitement le mécanisme de « remplacement » fréquent dans ces situations.

Le psychiatre Bruno Lizé a d’ailleurs identifié des traces de ce frère disparu dans l’œuvre de Pagnol, comme si l’écrivain tentait de « réinstaller les disparus dans l’univers mythique des collines ». Ce processus correspond à ce que nous nommons en psychogénéalogie une « tentative de réparation symbolique ».

Marcel Pagnol et ses propres enfants naturels

Plus frappant encore est la manière dont Marcel Pagnol a reproduit, dans sa propre vie, la situation d’enfants nés hors mariage :

  1. Orane Demazis : Rencontrée en 1923, elle donne naissance à leur fils Jean-Pierre en 1933, alors que Pagnol est toujours marié à Simonne Colin.
  2. Kitty Murphy : Cette jeune danseuse britannique donne naissance à Jacques Pagnol en 1930, également pendant le mariage de Pagnol avec Simonne.
  3. Yvonne Pouperon : Sa collaboratrice, qui donne naissance à Francine en 1936.

Le cas de Jacques est particulièrement éloquent du point de vue transgénérationnel : ce n’est qu’en 1976, à l’âge de 40 ans et deux ans après le décès de son père, qu’il obtient légalement le droit de porter le nom de Pagnol. Auparavant, la loi interdisait la reconnaissance d’un enfant né d’une relation adultérine.

Cette situation illustre parfaitement ce que nous observons fréquemment en psychogénéalogie : la répétition transgénérationnelle d’un schéma familial. Marcel reproduit, dans sa propre vie, la situation d’enfant naturel qui a marqué sa famille d’origine.

Le mécanisme de répétition transgénérationnelle chez Pagnol

Cette analyse révèle un phénomène classique que nous observons en psychogénéalogie : la tentative inconsciente de résolution d’un traumatisme familial par sa répétition.

Plusieurs mécanismes semblent à l’œuvre :

  1. La réparation par l’art : En mettant en scène des situations d’enfants naturels qui trouvent une résolution positive, Pagnol tente symboliquement de « réparer » l’histoire familiale douloureuse.
  2. La répétition de l’inaccompli : En ayant lui-même plusieurs enfants naturels, il rejoue le scénario familial initial, peut-être dans une tentative inconsciente de le maîtriser.
  3. L’identification paradoxale : Pagnol s’identifie tantôt à l’enfant naturel (comme son frère Maurice), tantôt au parent (comme ses propres parents), oscillant entre les deux positions.
  4. La légitimation par l’œuvre : Son traitement compatissant des « filles-mères » et des enfants naturels dans son œuvre pourrait être interprété comme une tentative de légitimer sa propre situation familiale complexe.

L’Importance thérapeutique de cette analyse

L’étude du cas de Marcel Pagnol illustre parfaitement pourquoi la psychogénéalogie accorde tant d’importance aux enfants naturels et aux secrets de famille. Ces situations génèrent des dynamiques psychiques puissantes qui peuvent se transmettre sur plusieurs générations.

Pour les descendants de personnes ayant vécu ces situations, le travail thérapeutique en psychogénéalogie permet de :

  1. Mettre en lumière les secrets et les « fantômes » familiaux
  2. Comprendre les loyautés invisibles qui influencent leurs choix de vie
  3. Identifier les schémas de répétition pour les désamorcer
  4. Réintégrer dans l’histoire familiale les membres qui en ont été exclus

L’œuvre de Pagnol, mise en parallèle avec sa vie personnelle, constitue ainsi un cas d’étude remarquable de ce que nous observons quotidiennement en consultation : l’influence des non-dits et des exclusions familiales sur le destin des générations suivantes.

Ce qui fait la force de Marcel Pagnol, c’est peut-être précisément d’avoir su transformer ces blessures familiales en une œuvre univers.

Toi aussi tu as des cas de fille-mère et d’enfants naturels dans ton arbre ? Tu sens qu’il y a des blocages et des schémas de répétition dont tu n’arrives pas à te libérer ? N’hésite pas à me contacter pour en discuter. 

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